samedi, décembre 31, 2005

Les prédications d’Alain Finkielkraut : « Ma copie corrigée sur les quartiers populaires »


Les méditations prétendument « philosophiques » d’Alain Finkielkraut sur la flambée de violence dans des quartiers populaires ont bénéficié d’une hospitalité multimédia qui laisse songeur.

Mais ce sont surtout ses propos recueillis par deux journalistes israéliens du journal Haaretz qui ont suscité quelques remous. D’abord publiés sur le blog « La feuille de chou », abondamment cités sur le site du Monde Diplomatique, analysés ici même, mis en ligne sur de nombreux sites, ils sont devenus un événement médiatique lorsqu’ils ont été rapportés par Le Monde daté du 24 novembre 2005.

Sous le titre « La voix "très déviante" d’Alain Finkielkraut au quotidien "Haaretz" », Sylvain Cypel reprend quelques-unes des déclarations du philosophe pour médias. Et c’est reparti...

Alain Finkielkraut se répand...

Dès le lendemain matin, vendredi 25 novembre, Alain Finkielkraut bénéficie d’un droit de réponse offert par Jean-Pierre Elkabbach qui l’interroge, apparemment sans trop d’aménité, sur Europe 1. Un joli « coup » pour l’interviewer, une aubaine dont peu de « tribuniciens » bénéficieraient en pareilles circonstances.

Le samedi 26 novembre, à la fin de « Répliques » l’émission qu’il produit sur France Culture (et qui était consacrée ce jour-là à « Louis XVI et la Révolution ») Alain Finkielkraut remercie ses invités (Mona Ozouf et Jean-Christian Petitfils), dénonce et annonce :

« Ce fut un enchantement pour moi de vous entendre tous deux, mais j’ai dû puiser dans des réserves que je ne me connaissais pas pour faire comme si de rien n’était. C’est-à-dire pour habiter ici même l’espace de la conversation alors que depuis la parution d’un article de Sylvain Cypel dans Le Monde, j’ai été jeté dans celui du procès et, à partir d’un assemblage de citations, accusé du pire des crimes intellectuels, marqué du sceau de l’infamie raciste. Alors, je voudrais dire aux auditeurs que j’ai commencé à répondre vendredi sur Europe1 à l’invitation de Jean-Pierre Elkabbach et j’imagine que l’émission est disponible sur Internet. J’ai eu un entretien avec deux journalistes du Monde, Sylvain Cypel et Sylvie Kauffmann qui devra paraître bientôt. Et je m’expliquerai sur cette antenne dans le cadre de l’émission de Nicolas Demorand et dans les tous prochains jours. Donc, encore un peu de patience, messieurs les bourreaux. »

Se posant en victime absolue d’un procès généralisé, Alain Finkielkraut, qui n’hésite pas à en instruire autant qu’il le veut et le peut contre des adversaires qui ne disposent d’aucun moyen de répliquer, exhibe ici le droit de réponse quasiment illimité dont il dispose : un véritable « plan médias ».

- L’entretien avec les deux journalistes du Monde paraît le jour même dans l’édition datée du 27 novembre 2005 sous le titre « Alain Finkielkraut : "J’assume" ».

- Et le lundi 28 novembre, sur France Culture, « les matins de France Culture » de 7h40 à 8h55- chroniques et informations exceptées - était consacrée pendant près d’une heure à un « débat » entre Alain Finkielkraut et Sylvain Bourmeau, tous deux producteurs d’émissions ... sur France Culture.

Qu’Alain Finkielkraut puisse s’expliquer est légitime. Mais une telle démesure dans l’occupation de l’espace médiatique laisse entrevoir de quels privilèges jouissent ceux qui en sont les tenanciers et quelles sont les conditions de la mise en scène du débat public.

Et ce ne fut par tout...

Ainsi, sur France Culture, tenant une fois de plus le rôle de la victime, Alain Finkielkraut accapare le temps de parole et vitupère. Et on peut l’entendre, maître de soi et de son discours, se déclarer victime d’un « hallali » et « exclu de l’univers du dialogue » dans une émission qui lui est entièrement consacrée. Son monologue est à peine entrecoupé de quelques objections de Sylvain Bourmeau, apparemment flatté de contribuer à cette prise d’antenne par des copropriétaires putatifs de la station. Et sans doute heureux d’entendre Alain Finkielkraut s’exclamer, à l’occasion d’une incise de son partenaire : « Il est fou ! Il est fou ! ». Ce qui ne semble pas, philosophiquement parlant, très rigoureux...

Pour protéger leur fonction, les intellectuels médiatiques savent faire preuve de solidarité. C’est pourquoi dans cette « émission spéciale », dédiée à un débat de haute tenue autour d’un penseur de haute volée, Alain-Gérard Slama consacre sa chronique au « nouveau lynchage médiatique à la mode » dont Finkielkraut serait la cible innocente, alors qu’il aurait dû bénéficier de la bienveillance que mérite ce que Slama appelle des « réactions à chaud ».

Et comme si cet appel à la compassion pour les penseurs à grande vitesse ne suffisait pas, Alexandre Adler, alors même que l’émission est finie et que la plupart des micros sont déjà coupés, profite d’un micro ouvert pour déclarer avec la modestie coutumière de celui qui se croit indispensable : « Je tiens à dire qu’il y a des pétitions et des mouvements publics demandent qu’Alain Finkielkraut soit chassé de France Culture. S’il devait l’être, je ne mettrais pieds ni dans cette émission ni dans cette chaîne de radio ». On résistera pourtant à la tentation d’exiger le départ d’Alain Finkielkraut... même si un tel départ pouvait pousser à la démission Alexandre Adler : cet héroïque combattant de la liberté d’expression qui, comme Alain Finkielkraut, omit de protester lorsque Miguel Benassayag fut chassé de France Culture

Enfin, ce n’est certainement pas pour « lyncher les lyncheurs » que sur LCI, dans l’émission Ferry/Julliard du vendredi 25 novembre, Pascal Bruckner, remplaçant ce jour-là l’irremplaçable Jacques Julliard, s’est livré à un venimeux réquisitoire contre les adversaires d’Alain-le-proscrit.

Mais, au fait, autant de bruit pour quoi ? Pour permettre à Alain Finkielkraut de corriger sa copie.

Alain Finkielkraut corrige sa copie

Ce qu’il fait dès son entretien avec Jean-Pierre Elkabbach sur Europe 1. Les autres précisions et correctifs reprenant pour l’essentiel celui-là, il suffit de le parcourir.

Il avait dit : « [...] il s’agit de l’étape du pogrom anti-républicain ». Il dit désormais : « Je dirai, pour retirer les connotations judéo-centrées du mot "pogrom", qu’il s’agit d’un grand saccage anti-républicain. »

Il avait dit : « [...] on nous dit que l’équipe de France est adorée par tous parce qu’elle est "black blanc beur", en fait aujourd’hui elle est "black black black" ce qui fait ricaner toute l’Europe. Si on fait une telle remarque en France on va en prison [sic] mais c’est quand même intéressant que l’équipe de France de football soit composée presque uniquement de joueurs noirs. ». Il explique désormais qu’il se bornait à reprendre une blague de son père qui, d’origine polonaise, ironisait sur l’origine polonaise de quelques membres de l’équipe France de son époque.

Il avait dit : « En France on voudrait bien réduire les émeutes à leur niveau sociologique. Voir en elles une révolte de jeunes de banlieues contre leur situation, la discrimination dont ils souffrent et contre le chômage. Le problème est que la plupart de ces jeunes sont noirs ou arabes et s’identifient à l’Islam. Il y a en effet en France d’autres émigrants en situation difficile, chinois, vietnamiens portugais, et ils ne participent pas aux émeutes. Il est donc clair qu’il s’agit d’une révolte à caractère ethnico-religieux. ».

Religieux ? Il avait précisé, il est vrai : « Et évidemment la religion, non pas comme religion, mais comme ancre d’identité qui joue un rôle. La religion telle qu’elle apparaît sur Internet et les chaînes de télévision arabes, sert d’ancre d’identification pour certains de ces jeunes. » Il dit désormais : « Oui, là non. Ce n’est pas juste, c’est une vague référence identitaire. La religion en tant que telle n’est pas présente. Il se trouve qu’un certain nombre de gens en France, de jeunes notamment, disent, en parlant des autres Français, "les Français". En s’affublant justement d’une identité musulmane. »

On se demande alors en quoi une « vague référence identitaire » peut livrer le véritable sens événements....

Ethnique ? Là encore, il n’aurait été question que de mentionner une vague origine.

- Jean-Pierre Elkabbach : - [...] Vous dites "on voudrait réduire les émeutes en banlieue à leur dimension sociale or la plupart des émeutiers sont noirs ou arabes avec une identité musulmane. C’était une révolte à caractère ethnique et religieux". Ethnique c’est à dire racial ?


- Alain Finkielkraut : - Ecoutez...


- Jean-Pierre Elkabbach : - Vous l’avez dit.


- Alain Finkielkraut : - Je le dis mais, Jean-Pierre Elkabbach, tout le monde le pense parce que parler de l’origine des émeutiers est considéré comme une attitude raciste et, d’un autre côté, la réaction unanime à ces émeutes c’est la dénonciation de la discrimination contre les minorités visibles. S’il s’agissait d’une pure émeute sociale dans un quartier, on aurait parlé du chômage, on aurait parlé de la nécessité de rénover les banlieues, on n’aurait pas parlé de la lutte contre la discrimination à l’embauche et à l’emploi. [...] »

Le « raisonnement » est stupéfiant. Non seulement, « tout le monde » n’a pas présenté la « révolte » comme une « révolte ethnique », mais il faut un certain culot pour laisser entendre que « on » n’a pas parlé du chômage, de la nécessité de rénover les banlieues. Quel est ce « on » ? Mieux : « On aurait parlé du chômage [...] on n’aurait pas parlé de la lutte contre la discrimination à l’embauche et à l’emploi. ». Comme s’il n’existait aucun rapport entre le chômage et les discriminations à l’embauche. Et pour couronner le tout : la preuve du caractère essentiellement ethnique de la révolte consisterait en ceci : « la réaction unanime à ces émeutes, c’est la dénonciation de la discrimination contre les minorités visibles ». Autant le dire clairement, même si c’est une explication partielle : ce sont donc les discriminations xénophobes qui ont été l’un des mobiles d’une partie des « émeutiers ». En quoi cela justifie qu’on qualifie leur révolte de révolte ethnique ? Pourquoi les discriminations xénophobes ne relèvent-elles pas d’une explication sociologique ? Parce qu’elles ont une dimension métaphysique ?

Et cetera.

Alain Finkielkraut a corrigé sa copie ? Nous serions donc passés de propos inadmissibles à des propos inoffensifs ? Supposons. Nous n’avons jamais confondu la critique des médias et la « chasse aux sorcières », surtout si le penseur trépidant a présenté des regrets ou des excuses pour son intempérance verbale.

Alain Finkielkraut présente les excuses de son double

Or tel serait le cas si l’on en croit la réception de son entretien matinal avec Jean-Pierre Elkabbach.

A peine l’émission terminée, l’AFP à 9h44 publie une dépêche qui proclame : « Le philosophe Alain Finkielkraut a présenté ses "excuses" [ ...] ». Une dépêche d’’AP (Associated Press), le même jour à 10h13 propose la même version : « Alain Finkielkraut a présenté des excuses vendredi pour des propos dont il affirme qu’on lui a prêtés, se disant victime d’un "immense malentendu" sur ses prises de position à propos des violences urbaines. ». Même version dans Le Monde qui, le même jour, titre (dans son édition datée du 26 novembre) : « M. Finkielkraut s’excuse pour ses propos dans le quotidien israélien "Haaretz" » Et Libération.fr (le site du journal Libération qui n’est pas paru ce jour-là) l’affirme à son tour : « Alain Finkielkraut a présenté ses "excuses" vendredi, déclarant avoir été "victime d’amalgames". »

Le problème c’est que Finkielkraut ne s’est pas du tout excusé. Dès le début de l’entretien avec Elkabbach, il s’est déclaré victime d’un dédoublement : « Du puzzle de citations qu’il y a eu dans Le Monde, surgit un personnage odieux, antipathique, grotesque, auquel je n’aurais pas envie de serrer la main et on me dit, et là le cauchemar commence, que ce personnage c’est moi, je suis sommé d’habiter ce corps textuel, d’en répondre devant le tribunal de l’opinion. Soudain, j’ai quitté l’univers du dialogue et je suis entré dans celui du procès. Alors, j’ai envie de me défendre. J’ai envie de me défendre mais aussi, quelquefois, on peut, devant des choses comme ça, avoir envie de mourir. » A quoi Jean-Pierre Elkabbach rétorque : « Il ne faut pas exagérer[...] ».

Et quand pour clore l’entretien, Elkabbach lui demande s’il présente des excuses, Finkielkraut répond : « Je présente des excuses à ceux que ce personnage que je ne suis pas a blessé (...) ».

On peut alors s’interroger sur l’empressement avec lequel l’AFP, AP, Le Monde et Libération.fr (qui ont tous cité ces propos) ont confondu les excuses présentées pour le compte d’un prétendu personnage dans lequel Alain Finkielkraut ne se reconnaît pas avec celle de l’intellectuel médiatique du même nom.

C’est ce que relève le site nouvel.obs.com, « Dans l’interview sur Europe-1, le philosophe a en effet présenté des "excuses", mais son discours est resté pour le moins ambigu puisqu’il a, durant toute l’interview, soutenu qu’il ne se reconnaissait pas dans le "puzzle" publié par Le Monde à propos de l’interview de Haaretz, sous entendant que le Monde n’avait pas retranscrit le fond de sa pensée. [...] Le philosophe refuse d’ailleurs au cours de l’interview de "faire une autocritique d’un assemblage où [il ne se] reconnaît pas". »

Ainsi, le grand philosophe -qui s’est donné pour mission de sauver la langue française et de veiller professionnellement, personnellement et jalousement sur les mots- cultive toutes les équivoques, recourt aux formulations les plus infâmantes, dit tout et son contraire n’importe comment... et ne s’excuse même pas d’écarts de langage ! Prétextant un dédoublement entre lui-même et son personnage, il présente les excuses du second pour magnifier le martyre du premier.

Tant de palinodies pour si peu de réflexion ! Et tant de complaisance pour attribuer à notre méditatif des excuses qu’il n’a pas présentées et une autocritique à laquelle, à un détail près, il s’est refusé. On se prend alors à rêver que, dans son propre intérêt et celui - qui sait ? - de la philosophie, Alain Finkielkraut soit non pas privé de parole, mais dispensé d’en abuser.

Mais Alain Finkielkraut est bien un philosophe hors du commun : un philosophe pour médias que les médias adorent (même quand ils réprouvent certains de ses propos) et qui adore les médias, si généreux avec lui. Et il n’est pas seulement cela : il n’est en vérité que le symptôme de la « corruption structurelle » des conditions du débat public dans les médias dominants.

Henri Maler